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IMAGINONS un instant qu'Ulysse, dans le temps mythologique où il exerçait la profession d'aventurier, de dompteur de mers en furie et d'animaux monstrueux, imaginons qu'Ulysse ait doublé le cap Horn à une époque où Drake n'était pas mousse encore, ni même gélatineux dans les bourses de dieux aquatiques ou dans quelconques limbes préfigurant vaguement la Compagnie des Indes. Et voilà donc Ulysse qui fonde Valparaiso, son australe Lisbonne, la Vallée du Paradis au milieu de sept fois les sept collines de Rome. L'histoire aurait tout aussi bien pu commencer ainsi, sans que Poséidon n'y trouve rien à redire ; une simple coquille dans l'Iliade ou l'Odyssée, et la Perle du Pacifique serait venue au monde comme l'un des premiers ports de la haute Antiquité. La légende voudrait alors qu'Ulysse ait mis dans chaque port érigé de ses mains un peu de Pénélope, d'où cette question : à "Valpo", est-ce la poupe ou la proue ? A tout mythe fondateur il faut sa zone d'ombre, cette part de mystère qui en fait tout le sel. Cette belle alanguie qu'on nomme Valparaiso nous tend-elle les bras ou nous tourne-t-elle le dos ?

Combien de marins, combien de capitaines sont venus après Ulysse se repentir devant la baie, se signer à la vue du clocher de l'église San Francisco, Pancho pour les intimes, qui leur tenait lieu de phare sur le cerro Baron? Des mousses et moussaillons par milliasses se sont penchés au-dessus du bastingage pour caresser les éléphants de mer qui barrissent et se prélassent sur les bouées de l'anse. Combien de quartiers maîtres, de pachas éméchés, combien de jambes de bois, de vigies, d'yeux bandés ? Combien de marins d'eau douce, de capitaines crochet ont-ils échoué ici avec la dernière marée ? Combien de naufragés la barbe pleine d'écume, d'écumeurs de bars borgnes, bistrots de malamuerte où des femmes de mauvaise vie lorgnent sur les biftons et sur les biscotos tatoués d'ancres ultramarines ?

Ils seraient près de 300000 Portenos selon le dernier recensement, et s'il pouvait les voir, tous autant qu'ils sont, les gens de Polanco, ceux de Bellavista, de San Agustin ou de Playa Ancha, le héros au pied marin d'Homère ne serait pas peu fier de ses enfants, fussent-ils devenus routards par la force des choses.

En souvenir de l'air du large et de son glorieux passé maritime, Valparaiso garde les cheveux ébouriffés, la moue mutine de la fiancée du pirate et une dent contre la Compagnie universelle du Canal interocéanique de Panama. Ce n'est pas tant la Perla del Pacifico qui tourne le dos à la mer et se carapate dans sa coquille que le contraire depuis que le cap Horn n'est plus qu'une affaire de sport ou de fous.

Aujourd'hui, pour se donner à peu de frais le mal de mer, il suffit de prendre l'un de ces antiques trolleys aux formes rebondies et couleurs surannées qui sillonnent la ville basse, "el Plan" comme on dit ici, ou mieux encore, l'un des quinze funiculaires qui mènent cahin-caha et avec force grincements aux cinquante collines, les cerros qui dessinent dans la baie comme un amphithéâtre, au cas où il prendrait l'envie à Valparaiso d'y rejouer des tragédies grecques, entre deux feux d'artifice et deux terremotos.

 

 "Valpo" pour les intimes 

Sur les cerros Alegre et Concepcion, qu'on dit les plus bohèmes, le plus représentatifs du charme désuet de Valpo, où le temps, bien avant que l'Unesco ne s'en mêle,  a suspendu son vol en se prenant les pieds dans les fils électriques, une pétition circule. Des affiches ont fleuri sur le mobilier urbain, les vitrines des commerces, les portes et les volets des riverains ; au Bar Inglés, au Café Vinilo, au Filou de Montpellier, partout on appelle au boycott de l'Ascensor Turri, de son vrai nom Concepcion. Ses exploitants ne prendraient-ils pas tous les clients pour des Américains, exigeant 500 pesos pour l'ascension ou la descente quand les autres ne demandent qu'una gamba* ? Tout ça parce qu'il serait le doyen des funiculaires valparaisiens et qu'il offrirait aux passagers une vue imprenable sur la tour de l'horloge plantée calle Esmeralda, on croit rêver ! Il n'y a bien que les touristes peu au fait des tarifs pour envoyer la monnaie à ces exploiteurs de paresseux et d'alpinistes du dimanche.

Les ascensores ne sont ni plus ni moins que le métropolitain des autochtones des hauts quartiers ; la géographie de la ville, quoique tout en bosses et dénivelés, n'a pas encore transformé tous les Portenos en montagnards andins. Les gens d'ici seraient coutumiers des mouvements de protestation et autres manifestations spontanées, du type boycott de l'ascensor Turri.

En apparence, tout est permis ; de l'anarchie et de l'autogestion, Valpo serait un laboratoire, et la loi serait vox populi dans la Vallée du Paradis où, perchées sur la crête des collines, des maisons hautes en couleur défient chaque jour un peu plus les grands principes de l'équilibre et de la pesanteur. Maintenant que Pinochet a passé l'arme à gauche, il ne s'écoulera pas longtemps avant qu'on manifeste entre la Plaza Victoria et la Plaza O'Higgins pour que le Congreso Nacional s'en retourne siéger à Santiago.

Valparaiso

C'est bien simple : Valparaiso est une allégorie de la démocratie. «Una alegoria de la democracia !» Je tiens l'information de Yeto, amoureux transi de sa ville et meilleur ami de Karina, qui, quand c'est depuis deux heures au moins l'heure de fermer au "Jota Cruz", parle de l'une et de l'autre avec exaltation, tout en se goinfrant de frites, lesquelles frites sont à la chorrillana des familles ce que le chou braisé est à la choucroute garnie.

Le restaurant est littéralement recouvert de messages à caractère personnel, d'autographes, d'épitaphes, de graffitis, de poèmes style haïkus, de quatrains à deux sous, d'odes à Valpo dans toutes les langues, dans toutes les orthographes, sur les murs, les tables et les bancs, pliés en quatre dans les interstices du carrelage, passagers clandestins sous les pales du ventilateur suspendu au plafond ; des rouleaux de mini-parchemins sont à demi-enterrés dans les jardinières, et je crois même avoir vu des inscriptions sur les tabliers graisseux des cuisinières... Le "Jota Cruz" est un millefeuille, un livre en mouvement, une bibliothèque pour lecteurs aux semelles de vent. Depuis le temps qu'il vient, Yeto connaît par cœur des pans de mur entiers et, au bas mot, a bien dû semer aux quatre coins de la pièce cinquante contributions - sans compter les gros mots - à cette littérature omnivore, disons envahissante. J'ai vu à ses poignets de méchantes petites cicatrices, mais, depuis que sa ville et lui ne font qu'un, son bonheur se suffit à lui-même et son front est serein. Si Valparaiso était un roman à tiroirs, il ne pourrait y avoir de héros plus romantique que notre ami Yeto, d'amoureux plus allégorique.

 

Des effigies de Valpo, il y en a à la pelle, les gens qui vivent ici ont leur ville dans la peau. Dans le rôle, je verrais bien Stéphanie, l'enseignante Bo-Bo de l'Alliance française qui, depuis sa terrasse sur je ne sais quel cerro - était-ce Mariposas ou bien Bellavista ? - domine toute la baie, pourrait même la cueillir, juste en tendant le bras. Quand vient le nouvel an et le feu d'artifice, sa maison se remplit d'Argentines dans leur châle, bêcheuses comme il se doit, et des fleurs invisibles, des fleurs de "peace and love", semblent pousser dans ses cheveux et au bout de ses doigts.

L'effigie de Valpo, sa figure de proue, tout aussi bien ce serait cette jolie punkette à la crête rose fluo qu'on a suivie longtemps sur l'avenue Pedro Montt, puis recroisée un soir de musica en vivo au café "EI Huevo". Un bébé chien dormait sur son épaule ; dût-il grandir plus vite, c'est toujours mieux qu'un rat. Faisait-il le "chien mort", une expression chilienne pour dire qu'un malotru, qu'un client dans la gêne est parti sans payer ? Paris Hilton l'a fait, je l'ai lu dans La Cuarta - un journal populaire plein de filles court vêtues -, bien que j'aie d'abord cru la cruche inconsolable du décès de son caniche, de son bichon chéri ou d'un monstre approchant. Puisqu'il est de notoriété publique que l'héritière au pois chiche dans la cabeza est tout sauf dans la gêne, elle est donc un "chien mort" de première catégorie.

Les chiens, en voilà d'autres qui sont ici chez eux, dans les rues en pente de Valparaiso comme des poissons dans l'eau. Ils errent et prolifèrent à vitesse grand V ; parfois, ils vont en bande, mais toujours sans collier, promènent comme au manège tiques et puces sur leur dos. Ils ont la loi pour eux ; nul ne peut attenter à leur vie et les stériliser est itou interdit, c'est à ça qu'on reconnaît les sociétés viriles, machistes mais pas trop.

Après tout, ces toutous ne font rien de mal, ils rendent même des services. Sorti de nulle part, au milieu de la nuit, un chien mi-loup mi-lion, aux oreilles cassées, bâtard quoique racé, nous a servi d'escorte, guidés sur le chemin sinueux qui va de la ténébreuse place Simon Bolivar à un endroit de l'avenue Errazuriz où, en théorie et à intervalles irréguliers, passent encore les taxis malgré l'heure tardive. Tantôt fermant la marche et tenant à distance les rôdeurs mal intentionnés, tantôt ouvrant la voie comme dans la chanson du petit cheval blanc, tous derrière et lui devant, ce berger d'origine indéfinissable - saint-bernard tout droit descendu des Andes ou terre-neuve mythologique sorti de l'océan - cet animal fabuleux nous a non seulement amenés à bon port, mais a poussé le zèle jusqu'à se jeter sous les roues d'un de ces colectivos roulant à toute berzingue.

Accoudé à la plage arrière, je l'ai regardé un moment par la vitre tandis que le taxi s'éloignait, et je jurerais qu'il nous a fait un signe, au-revoir de la patte, avant de disparaître comme il était venu, comme un esprit nocturne.

Dans le nuit de Valparaiso. Ou dans la constellation du Grand Chien.

J'ai dû longtemps secouer la tête sur la plage arrière du taxi.

Lui ai-je rappelé quelqu'un ? 

 

* Une gamba = 100 pesos ; una luca, 1000 pesos

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