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Oasis (el Pozo tres)

QUELLE MOUCHE a donc piqué le sieur Alberto Terrazas, ci-devant propriétaire et exploitart du camping éponyme, aménagé autour du quasi miraculeux Pozo 3, ce puits sans fond d'où jaillit intarissablement la source qui remplit la piscine et fait reculer le désert ?

Ce n'est certes pas demain la veille que cette oasis de deux hectares à tout casser va changer les 200000 kilomètres carrés de sable et de cailloux de l'Atacama en nouvelle Amazonie, mais la végétation finira peut-être un jour par recouvrir les quelques kilomètres qui séparent el Pozo tres du village de San Pedro, la Mecque des trekkeurs et vraisemblablement le plus petit endroit au monde ou autant de travailleurs saisonniers, qu'ils soient de Santiago ou bien d'Argentine, réussissent à faire leur beurre. Dans dix ou vingt ans, qui sait, il y aura des tamarugos et des palmiers au bord de la route qui mène en Bolivie, et, au soleil couchant, l'ombre des Andes ne pourra plus s'allonger de tout son long sur cette poussiéreuse descente de lit couleur crème caramel tant elle sera parsemée d'aspérités verdoyantes et de diffuseurs de chlorophylle. On peut toujurs rêver, non ?! Quand la fièvre est trop forte, il faut savoir céder à la tentation des mirages, voir des oasis partout.

Serait-ce la fièvre, Señor Alberto Terrazas, la fièvre qui vous a fait vaciller, éteindre la lumière et prendre la poudre d'escampette ? La fièvre ou alors le Pisco ?! Ce Mistral-là, qui titre jusqu'à 50 degrés, fait dans la cabeza des ravages parfois irréversibles et, en cela, serait comparable au Vent d'Autan qui souffle par chez nous.

Caballero, je vous imagine très bien la sueur au front tirant au bout d'une corde votre groupe électrogène au milieu de rien, comme un cheval de labour sa charrue à l'envers. Dans votre désert, l'atmosphère est si transparente que l'on ne voit que vous à 220 kilomètres à la ronde, la flèche de votre boussole camelote dressée vers un Norte Grande imaginaire. Mille fois déjà, ce fantasme cardinal vous a fait revenir sur vos pas, passer par ici et repasser par là, un pas en avant, deux pas en arrière, et au milieu de rien ne coule plus cette rivière qui jadis a dû bien mieux porter son nom, fût-ce par fausse modestie. Combien de fois l'avez-vous passé à gué, le rio chico, Señor Terrazas ? On saute de pierre en pierre sans risquer les éclaboussures, pas vrai ? Tout le monde peut marcher sur l'eau, c'est juste une question de temps, de temps météorologique, de géologie, de tectonique des plaques. L'air est si pur dans l'Atacama qu'il en va des points à l'horizon comme des étoiles mortes dans l'Univers, on continue de les voir tout en sachant qu'ils ne sont plus là. Pour peu que la réfraction s'en mêle, il n'est non seulement rien de plus facile que de suivre Aberto à la trace, au sillon dérisoire que laissent, tout en circonvolutions, comme un serpent qui se mord la queue, les roulettes du groupe électrogène sur l'écorce de la Pachamama, on le piste comme une tribu d'Andins aux trousses des conquistadors, mais, mieux encore, on précède feu le patron du camping Oasis-Alberto-Terranza dans des endroits où il ignorait se rendre.

S'il n'était occupé à regarder sous les jupes des naines blanches, à lire dans le ciel noir comme dans le marc de café, profanant au passage un nombre incalculable de cimetières stellaires et de stèles ensoleillées, l'ingénieur-zouave du télescope Alma capterait lui aussi l'assourdissant SOS du sieur en perdition. Il déchiffrerait sans mal le message dans la bouteille de Pisco jetée au désert, paraphrasant ces naufragés du cap Horn qui, pour dire à leurs femmes qu'ils les avaient aimées, tant et éperdument, s'en sont remis à la diligence de la mer.

La main du désert. Chili, janvier 2007

Dis-nous, Monsieur l'ingénieur, dans les nuages prégalactiques, voit-on aussi bien le diable à l'œuvre que dans les yeux injectés d'Alberto ? Si ça se trouve, en inclinant de quelques degrés vers le bas ton télescope submillimétrique, tu en apprendrais beaucoup plus sur le Big Bang qu'à traquer toute une vie les poussières cosmiques et les supernovas.

Señor Alberto-fourmis rouge, Caballero escargot tout chaud, grain de sable qui déraille en plein Atacama, souriez ! car vous voilà en gros plan sous l'œil du télescope Alma, à vous dessaler dans ses lentilles. Je vois la feuille de coca coincée entre vos dents et même vos humeurs atrabilaires, tout ce jus de crâne qui bouillonne et s'évapore de vous en formant comme un spectre, une aura, une auréole. Vous êtes si proche tout à coup que vos halètements m'embuent la loupe, votre agonie recouvre de condensation le verre dépoli, comme si vous ne saviez plus que disparaître.

 

San Alberto, au camping qui porte votre nom, les gens claquent des quenottes la nuit venue et se serrent les uns contre les autres pour ne pas que l'obscurité les avale tout crus pendant qu'on vidange la piscine.

Quand ils en auront assez de vous chercher dans la Voie lactée, entre l'Oiseau de paradis et le Triangle austral, ils se mettront en quête d'un nouveau chaman, d'un gourou tout neuf qui leur promettra la lune, la bière au robinet, la Copa Sudamericana au ColoColo, et que sais-je encore ?

Vous, vous ne rêviez que de couvrir le désert de fleurs sauvages, il y aurait eu du suspiro de campo à perte de vue. Pour ça, vous aviez tout : l'acte vous conférant la propriété du puits numéro trois, la science de l'irrigation et cette drôle de machine à faire de l'électricité, du jour la nuit en ronronnant.

Vous alliez devenir le mille et unième dieu du panthéon andin, déjà toutes les femmes vous mangeaient dans la main.

Que vous est-il donc passé par la tête ? Quelle mouche vous a piqué ? Comment avez-vous pu, si près du sommet de ces Andes Elysées, vous dérober à la gloire, à la légende, à l'or? Comment avez-vous pu retourner au désert, en nous laissant tout seuls avec les morts ?

Et, en partant, pourquoi vous fallait-il donc éteindre la lumière ?!

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