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CETTE ANNEE comme les précédentes, le van loué par Manuel était plein comme un œuf, et peut-être plus encore : comme une boîte à œufs où l'on en aurait casé treize à la douzaine. Pour fermer les portières, il s'en est fallu de peu qu'on demande aux voisins de la calle Las Rosas et de la calle del Agua de pousser les derniers passagers à l'intérieur, ainsi que cela se pratique aux heures de pointe dans les métros nippons, à ce qu'on raconte.

Ce soir, les flics, los pacos comme les appelle Karina, auront d'autres chats à fouetter, pas le temps de chercher des poux dans la tête des noceurs pour une histoire de surpoids et de normes minéralogiques.

Nous sommes le 31 décembre 2006 ; dans moins de deux heures, nous basculerons dans le nouvel an et, pour célébrer l'événement, la baie de Valparaiso s'illuminera de mille feux, et peut-être même de vingt mille feux puisque la perle du Pacifique veut, à cette occasion, établir un nouveau record dans le Guiness Book. On vient d'un peu partout dans le pays pour assister au feu d'artifice de «Valpo» ; plus d'un million de personnes sont annoncées, soit quatre fois la population locale régulière, et les Portenos monnaient au prix fort leurs vues sur la mer dans toute la baie, jusqu'à Concon.

Plusieurs jours avant le jour J, on sent dans l'air une excitation, une effervescence, comme si l'on attendait un tremblement de terre, la réplique du terremoto du siècle ou un tsunami à 800 kilomètres/heure. Dans cette dernière hypothèse, le comportement des milliers de campeurs sauvages amassés sur les plages serait, quand bien même il n'y aurait là que des champions de surf, carrément suicidaire...

Mais il n'en reste pas moins vrai qu'on sent dans l'air de Valparaiso, qu'il vienne du large ou de la Cordillère, une fébrilité confinant à une fièvre orageuse et brûlante à mesure que l'on approche de l'heure de vérité, du passage de l'ancienne à la nouvelle année. Depuis près d'une semaine, un carnaval culturel, dont l'épicentre semble se situer sur la Plaza Victoria, maintient les jeunes d'ici dans une sorte de transe, exacerbe l'atmosphère bohème de la Perla del Pacifico, laquelle n'a rien à envier à San Francisco pour ce qui est des maisons bleues, ni à Londres pour ce qui est des crêtes iroquoises aux couleurs fluo.

Et puisque l'on est dans les couleurs, on promet pour l'année prochaine bonheur et félicité aux filles qui porteront ce soir des dessous d'un jaune vif ; ces derniers jours, les marchands ambulants de calzones amarillos ont littéralement été pris d'assaut.

Dans le temps qui s'étire entre l'an vieux et l'an neuf, qui n'appartient déjà plus au premier mais pas encore au second, dans ce temps hors du temps qui s'écoule à rebours, il y a place pour toutes les superstitions, les augures en tout genre. C'est le temps des cabalas, ces petits rituels par lesquels on voudrait attirer la chance et l'argent, conserver la santé, rencontrer le grand amour et faire de beaux voyages, bref, que l'année qui s'en vient soit en tout point meilleure que l'année qui s'en va. Dût-on pour cela manger tout un plat de lentilles, un grain de raisin à chaque coup de minuit, serrer entre ses doigts un sachet plein de riz ou de ferraille, courir autour de sa maison une valise à la main, porter un slip de bain sous sa robe de fête quand il n'y a plus nulle part de ropa interior aux couleurs recommandées, le nouvel an sera meilleur que tous les siècles passés, comblera d'aise, d'extase et d'exotisme le Chili tout entier. Les cabalas sont venus ici par la mer, sur les galions espagnols de la Conquista, même si l'on peut supposer qu'en matière de rituels solaires, lunaires et autres superstitions, les peuplades précolombiennes devaient déjà en connaître un rayon.

 

French lover et serial killer...

Est-ce aux Incas ou bien à d'antérieurs autochtones que le pays doit son goût prononcé pour les légendes? A Valparaiso, en tout cas, l'une ce ces leyendas negras concerne un émigrant français, le sieur Emile Dubois, serial killer de son état. On raconte que ledit Emilio, un peu Henri Désiré Landru, un peu docteur Petiot, aurait entre deux siècles trucidé par douzaine les donzelles éprises de lui, ce grand séducteur dont elles aimaient les mains de pianiste ou d'étrangleur. De source plus sûre, quoique moins romantique, il se dit que Dubois n'aurait expédié ad patres que cinq hommes de corpulence et d'âge moyens, sans doute un cartel de maris cocus dont la jalousie l'exaspérait au plus haut point.

Quels qu'aient été le nombre exact de ses victimes et les mobiles de ses meurtres, on le passa par les armes en 1907, disons pour l'ensemble de son œuvre, et on l'enterra au cimetière de la ville, un peu à l'écart du commun des mortels et des morts. Sa tombe est toujours couverte de fleurs, parce que des gens de Valpo et d'ailleurs croient dur comme fer que l'esprit d'Emilio peut exaucer les vœux, accorder toutes les faveurs. Mais personne ne sait vraiment ni pourquoi ni en quel honneur. Pas même Manuel qui nous a raconté l'histoire, quand nous sommes allés avec lui chercher le van, ce "carrosse" qui, à minuit, tout à l'heure, traversera le temps avec nous à son bord, jusqu'en 2007.

 Artifice 

En chemin, nous nous sommes arrêtés à son imprimerie, pas très loin de la Plaza Sotomayor. L'atelier tout en bois recèle tant de machines antiques, des pétoires à plomb et des blocs linotypes que, s'il lui prenait l'envie de ressusciter ici, Gutenberg n'y perdrait ni le Nord ni son latin, si ce n'est peut-être à la vue des calendriers coquins qui décorent la pièce et, de l'établissement, font la publicité. Ah ça, c'est sûr, on ne voyait pas ça à Mayence au XVe siècle, hélas...

Sans remonter jusque-là, Manuel n'est pas peu fier de montrer à ses visiteurs sa presse typographique de marque américaine qui date de 1800. Pour les doigts qu'il lui reste, il n'en mettrait sa main ni au feu ni à couper, mais il se peut qu'elle ait imprimé les affiches Wanted avec la bobine de Jesse James ou celle de Billy the Kid. Et puis, dans la foulée, la trombine d'Emilio Dubois quand El Mercurio de Valparaiso, journal hispanophone le plus ancien du monde, ou quelque autre periodico chilien traitant de faits divers a racheté la machine aux Américains.

Il faut ici et maintenant ouvrir une parenthèse pour rendre les honneurs et tirer le chapeau à tous les imprimeurs, aux joueurs de massicot qui ont laissé, au mieux, une phalange, au pire, le bras entier dans ces machines de guerre et l'exercice de leur métier. Tout ça pour que l'information circule, que les masses aient accès au Savoir et à la Vérité. Est-ce que ça vaut les cent points de suture qui dessinent comme des pointillés sur le ventre rebondi de Manuel et tiennent en un seul morceau son corps mutilé ?

Par beau temps ou par temps de censure, l'imprimeur a toujours nourri sa famille, telle est une autre de ses fiertés. Même après qu'il n'a plus pu compter aussi bien sur ses doigts, pas plus à Valparaiso qu'à Viña del Mar ne s'est trouvé quelqu'un d'aussi adroit que lui pour préparer les viandes et faire les completos.

Et cette année encore, comme les autres années, comme tous les 31 décembre que Dieu fait, il a rempli le van avec tous ses enfants, son épouse Nela, les enfants de ses enfants, son gendre, sa belle-fille, les tontons, les tatas, tio Juan et tia Elisa, des cousins, des cousines, deux Français qui passaient par là, et tout ce petit monde s'est bien contorsionné pour qu'on puisse fermer les portières et enfin démarrer.

De la calle Las Rosas jusqu'au dernier étage du parking de Valpo où l'on jouit du panorama, d'une belle vue sur la baie, le trajet s'est déroulé sans encombres, une simple formalité. A l'arrivée, on a déplié tables, chaises et convives qu'il avait fallu plier en quatre pour gagner de la place dans le van, défroissé ceux qui s'étaient mis sur leur trente-et-un et, au milieu de centaines de Chiliens impatients, commencé le compte à rebours en regardant scintiller les étoiles ou les petites lumières des bateaux. Expédiés au large le temps du feu d'artifice, c'est comme s'ils étaient tous en quarantaine, à l'exception de "la Esmeralda", qui le mériterait pourtant. Recensé dans le rapport de la Commission nationale pour la vérité et la réconciliation parmi les navires de la marine utilisés comme centres de détention et de torture sous le régime de Pinochet, le bateau école des cadets n'est plus vraiment le fameux quatre-mâts qu'il était, plutôt un douloureux symbole.

Mais l'on n'est pas monté jusqu'ici pour parler politique, à minuit qui plus est.

Le compte à rebours est presque achevé ; les lumières s'éteignent, les sirènes retentissent. Manuel est le premier à crier : «Feliz ano nuevo, feliz...»

 

Sais-tu Manuel que rien n'est plus beau, rien n'est plus héroïque, quand il s'agit de sauver les apparences, que de braver les feux d'artifice...

Manuel et Inelda Castillo-Perez,
le 31 décembre 2006, à Valparaiso.
Karina et ses copines à l'heure du Réveillon.
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