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Requiem pour un cochon (extrait)

LES COCHONS POUSSENT DANS LES ARBRES, en tout cas dans les bananiers. J’ai vu de mes yeux vu Haver et Yannick, deux gaillards au physique de garçons-bouchers, en cueillir une paire au milieu des feuilles oblongues. C’était le matin du 31 décembre, dans le jardin de Noémie et Léon, à Dumbéa si mes souvenirs sont bons, banlieue chic de la capitale.
Noémie et Léon, vieux amis de nos hôtes avec qui ils sont allés en vacances à Sydney, chez les Pokens comme on nomme sur le Caillou les touristes australiens et néo-zélandais, nous les avions rencontrés une semaine plus tôt, ici même, dans leur jardin à la fois potager et d’agrément. Robert avait fait la coutume avec ce que les Polynésiens et les Mélanésiens appellent "le kava des blancs", à savoir le champagne. Le papa d’Otolosé avait également mis un peu d’argent sur la table, avant de nous présenter, mes enfants et moi, comme sa famille en métropole.

Alternant le français et la langue faka’uvea de l’île de Wallis dont ils sont tous les deux originaires, Léon et Robert avaient ensuite longuement parlé de l’organisation du four traditionnel et de tous les plats que l’on préparerait pour le réveillon. Noémie et Nicole devaient évidemment mettre leur grain de sel dans cette conversation patriarcale... Si les hommes s’y entendent pour ce qui est de tuer et découper le cochon, la confection des mets qui accompagnent l’animal en pièces détachées dans le trou creusé pour sa cuisson reste surtout une affaire de femmes.

Mais pour présider à cette cérémonie culinaire confinant au rite d’initiation, au passage de témoin de génération en génération, il allait sans dire que le patron, c’était Léon. Il en avait la stature, la corpulence, et entre le poignard tatoué sur l'un de ses avant-bras et l’autorité qui émanait de son visage buriné et rond comme une lune, il y avait chez lui un air de parrain yakusa. Sa chevelure argentée et le liseré bleu blanc rouge au col du polo Puma immaculé qu’il portait la première fois que je l’ai vu renforçaient son côté commandeur d’un ordre millénaire qui aurait eu pour devise "force et sérénité", et je ne saurais dire si les incisives latérales qui lui manquaient de part et d’autre des dents de la chance donnaient à ses sourires parcimonieux quelque chose d’amical ou d’effrayant.

Lorsqu’il était assis, je me souviens qu’il frottait le plat de ses mains sur ses cuisses, un peu comme si, en faisant disparaître les faux-plis de son jeans par ce geste calme et compulsif, il aplanissait en même temps tous les obstacles qui pouvaient apparaître au fil de la discussion. Sa parole avait alors valeur d’oracle : les choses se passeraient comme l’avait dit Léon.

Léon, the godfather

 

Il y a dans la préparation du bougna, qui désigne d’abord le plat protéiforme et cérémoniel de Nouvelle-Calédonie mais parfois aussi, par extension ou glissement sémantique, le mode de cuisson au four traditionnel des îles du Pacifique, à l’étouffée, sous des pierres chauffées, quelque chose qui me renvoie à ces jours où, à l’approche de l’hiver, on tuait le cochon dans les campagnes aveyronnaises. Les mêmes gestes rituels, le même caractère familial. Le terme " bougna" vient ici renforcer la filiation ; à une consonne muette près, il interpelle par leur surnom ces paysans d’Auvergne et d’Aveyron expatriés à Paris au XIXe siècle pour y transporter l’eau de maison en maison, y vendre du charbon, voire faire leur beurre dans la restauration… Le bougna, les bougnats, toujours une histoire de racines, de reconnaissance du ventre.
Si, sous nos latitudes, nous avons coutume de dire que tout est bon dans le cochon, la formule peut s’appliquer ici à la noix de coco dont Haver et Yannick, les gendres de Noémie et Léon, extraient le lait jusqu’à la dernière goutte dans un pressoir fait maison avec une étamine en lin et quelques bâtons. Aussi ingénieux soit-il, le système fonctionne essentiellement à l’huile de coude, et les deux préposés à la traite de ces amandes tropicales entretiennent ainsi leurs biscotos, mais aussi leurs trapèzes et leur ceinture abdominale à force d’éprouver le mouvement de l’hélice sur son axe, la pression, la résistance.

Bien que bâtis comme des piliers d’une équipe de rugby et susceptibles, de mon point de vue, de briser une noix de coco à mains nues, il ne viendrait pas à l’idée des beaux-fils de Léon de se rebeller, de rejouer en quelque sorte dans ce jardin Les Révoltés du Bounty... Comme je l’ai déjà dit, et je le tiens de Robert Tamanogi, par-delà sa fonction festive et nourricière, le four traditionnel a vocation à perpétuer des coutumes et des valeurs millénaires, à transmettre aux jeunes le flambeau des anciens.

Sous les doigts de fée de Noémie, le lait et le râpé de coco serviront alors à accommoder le cochon, le riz, le curry, les ignames, les taros, les patates douces, les bananes poingo... Dans les mets, les entremets et les desserts, elle en met littéralement partout. Condiment par excellence, exhausteur de goûts de la cuisine aigre-douce, le fruit du cocotier est le sucre des vahinés. 
Le bananier joue, lui aussi, un rôle fondamental dans le four traditionnel, et pas seulement parce qu’il produit les bananes et les suidés que l’on y a pris tout à l’heure dans l’idée de les réduire en côtes et côtelettes, escalopes, longes et travers. Assouplies sur le feu qui couve depuis les premières heures de la matinée, plongeant par intermittence, selon le vent, le jardin des délices en préparation dans un brouillard digne des forges de Vulcain, les feuilles du bananier sont ensuite découpées en suivant la nervure centrale comme une ligne de pointillés et utilisées pour emballer sous plusieurs couches d’appétissantes pâtisseries roulées dans la farine de manioc, comme le po’é, et bien d’autres spécialités sucrées-salées locales.

On recycle les pétioles en raphia pour lier à leur sommet les papillotes ou ballotins ainsi formés comme les cordons de bourses végétales à l’abri desquelles les richesses sont caloriques et les recettes, patrimoniales. 
Marcel, le frère de Noémie, est venu apporter sa contribution à ces travaux d’emballage et de ligature ; la maladie l’a fait fondre de vingt kilos au moins, il n’a plus sa complexion de 3e ligne du Lomipeau, cette équipe de rugby calédonienne quasi légendaire à fort contingent d’expatriés de Wallis-et-Futuna, mais son aura est intacte, ourlée par le respect et l’admiration que l’homme affaibli suscite encore chez les jeunes de sa parentèle, affectés aux tâches musculaires. Tonton Marcel leur a sûrement raconté, comme à moi en ce 31 décembre, en même temps que, sous le regard aimant et expert de sa sœurette, il enroulait dans sa gangue de verdure une douceur appelée lou ou "chewing-gum wallisien", qu’il ne s’était jamais fait prier pour en découdre avec les malabars d’en face. Et ce, qu’ils fussent des Tonga ou alors des Samoa, comme lors ce match épique de 1991, resté inachevé et après l’interruption duquel le rugby ne devait plus être admis que dans une version à sept aux Jeux du Pacifique, ce jour-là si mal nommés…

 

Mais voilà que le four crie famine. Les flammes s’y sont épuisées, et sa bouche terreuse n’expulse plus maintenant que des ronds de fumée, des cendres en postillons, comme la gueule d’un dragon qui fulmine...

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