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Le phare

IL EST DES PARADIS PARTOUT, et l’îlot Amédée en a tous les attributs, jusqu’à son serpent attitré auquel sied tant la marinière que la langue vernaculaire l’a nommé le Tricot rayé. Mais n’en déplaise à Jean-Paul Gaultier, ce n’est pas demain que ses couturières planteront l’aiguille dans ses écailles ou ses tissus interstitiels. Pas de maille, ni à l’endroit, ni à l’envers, c’est au serpent du paradis originel que nous avons ici affaire, et ce serait péché que de seulement l’imaginer en cuirasse, cuissardes ou santiags sur le podium d’un défilé. Car, sur ce point, le règlement est formel : pas touche à la faune endémique. Pas de retouche non plus… Faire accroc au sacro-saint principe de défense de la biodiversité au prétexte de s’en vêtir, de s’en parer, est un luxe qu’on ne peut plus s’offrir.

Mais pour ce qui est de se divertir, rien n’empêche de venir observer dans son sanctuaire la bête sur pied, enfin, si l’on peut dire du Tricot rayé, dépourvu de petons comme la plupart de ses congénères qui, dès lors qu’ils ne sont plus en mer, se déplacent par reptation ondulatoire. Quand on sait que le venin de l’animal est l’un des plus mortels qui soit, il faut avoir le cœur bien accroché pour apprécier à leur valeur chorégraphique les parfaites sinusoïdes qu’il décrit sur le sable en s’approchant, pas plus effarouché que ça par l’appontement du Mary-D Princess monocoqué, débarquant dans cet éden presque surnaturel sa nouvelle cargaison d’aventuriers en tongs en provenance de port Moselle.

Si l’îlot Amédée est son repaire, son chez-lui, la tradition hospitalière du Tricot rayé ne date pas d’aujourd’hui, et l’on ne compte plus les hôtes que ses mues ont émus ou rendus muets, les voyeurs de ses ébats érotico-exotiques sans pudeur ni complexe sur la plage, la gymnastique de son accouplement confinant en une leçon de nœuds marins qui, à l’éclosion de sa ponte quelques mois plus tard, paraissent encore plus inextricables.

Il doit passer tant d’ethnologues du dimanche et de naturalistes en bikini sur cet îlot que c’est à se demander si le rapport observateur-observé ne s’est pas inversé. Le débarcadère comme le podium d’un défilé de mode, et dans le champ de vision thermique du reptile en marinière la procession multicolore de la collection printemps-été.
 

Au demeurant, le Tricot rayé n’est pas la seule attraction de l’îlot. On y vient aussi pour son phare métallique d’un blanc immaculé et de 56 mètres de haut qui, depuis un siècle et demi, permet aux bateaux de franchir sans casse la barrière de corail à travers la passe de Boulari, porte sud-ouest du lagon. Un tour de force pour une tour de passe-passe : avant d’annoncer aux navigateurs l’imminence du récif et des côtes calédoniennes par clignotements optiques, le phare Amédée a vu le jour sur la Butte-Chaumont, où, s’il ne fut pas outre mesure utile en termes d’orientation aux capitaines des bateaux-mouches ou aux mariniers des péniches, il préfigura pendant deux ans la tour Eiffel au firmament de la Ville lumière.

Il faut préciser ici qu’au-delà de la prouesse technique et de sa vocation première, à savoir signaler la passe, la France du Second Empire attribuait à ce phare métallique destiné à ses colonies une fonction plus symbolique pour ce qui est de l’éclairage, mais passons…

On ne saurait dire si Gustave tenait son constructeur pour un père spirituel, mais toujours est-il que François Rigolet accoucha, lui, de tours jumelles, et de ces deux tours dans sa manche on fit gorges chaudes aux expositions universelles. De ces phares jumeaux, il ne reste plus que l’Amédée sur son îlot du Pacifique, le second n’est plus qu’impasse, sous son remplaçant de granite, entre Bréhat et Guernesey, dans la Manche.
L’escalier en colimaçon qui mène à la plateforme est en fonte, et pour peu qu’on se lance dans l’ascension tambour battant, c’est-à-dire sans pondération, la fonte menace aussi l’ascensionniste en surcharge pondérale, laissant alors sur les 247 marches de son chemin de croix hélicoïdal l’équivalent en sueur d’une rivière salée avant d’atteindre le sommet et ses lentilles de 0,25 m de distance focale. Ho hisse ! Mais l’effort est récompensé. Entre les étoiles d’albâtre, on peut voir danser sous les cocotiers d’évanescentes vahinés dans leur pagne aux couleurs chatoyantes. Et puis, à l’infini, en transparence, toutes les nuances de bleu et de vert de la mer, le cabotage d’un petit bateau à fond de verre sur lequel vient s’accrocher, comme sur le ventre d’une baleine, tout un banc de poissons ventouses. Comment ne pas penser à Jonasz, le prophète et le joueur de blues qui chantait J’veux pas qu’tu t’en ailles ? 
Car déjà le soir tombe. Les jeunes de l’équipage du Mary-D Princess gonflent pectoraux et biceps pour se dégourdir sur le bastingage. Sur le pont arrière, les vahinés ont rangé fleurs et coquillages, mais persévèrent en tenue de ville à vanter la beauté du métissage.

Le phare fait des clins d’œil au bateau reparti. Dans son sillage écume l’éternelle nostalgie de l’homme chassé du paradis.

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