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L'abécédaire des Açores

A comme Anticyclone (extrait)

La pluie était tombée la première, juste avant la nuit, et, par je ne sais quel phénomène de capillarité ou de distillation atmosphérique, l’air, aux environs de l’aéroport de Lajes, s’était instantanément chargé d’un parfum de lilas. Il s’agissait peut-être d’une illusion olfactive, la réminiscence d’un printemps sublimé et sédimenté depuis belle lurette dans nos mémoires, revenue du fond des âges et des saisons pour nous jouer l’un de ses tours en abusant les capteurs dans nos fosses nasales. Mais, le nez de Mélanie faisant foi, nous nous étions accordés sur le lilas ; les parfums, la cosmétique, les filles s’y connaissent davantage dans ces choses-là !

De toute façon, il ne pouvait en être autrement. Un peu moins de six cents ans après les navigateurs portugais, c’est par Terceira, la troisième des neuf îles de l’archipel dans l’ordre des découvertes, que nous avions choisi d’aborder les Açores. À ce que l’on disait, chacune avait sa couleur caractéristique. Terceira, « l’île lilas », allait devenir notre primeira, et, faute de pouvoir encore la découvrir sous son meilleur jour, dans toute sa dominante chromatique, nous nous laissions mener par le bout du nez vers sa capitale, Angra do Heroismo. Par une nuit sépulcrale et sous une pluie qui redoublait…

C comme Canadas (extrait)

J’ai vu des Canadas partout ! Aux Açores, oui, oui !!! Je ne sais plus de quelle île il s’agissait, et peut-être que le phénomène les concerne toutes, mais une carte sur laquelle je ne parviens plus à mettre la main en répertoriait des dizaines, j’en mettrais ma tête sur le billot, des dizaines de Canadas, quasiment un à tous les coins de route et à tous les points cardinaux, dans le Norte grande et le Sul pequeno…

Mes compagnons de voyage n’en gardent aucun souvenir, et cette histoire n’aurait sans doute pas autant d’importance pour moi si l’un ou l’autre, à défaut des deux, m’en faisait crédit, ou si ne serait-ce qu’un seul de ces Canadas apparaissait sur ne serait-ce qu’un seul de ces nombreux plans et cartes géographiques acquis avant de partir ou ramenés de là-bas. Mais non ! Ni crédit ni carte pour me rendre justice et donner un sens à tout ça… C’est comme si le Canada n’existait pas, en tout cas pas en dehors de lui-même, disons à la latitude de l’Islande ; aux Açores, c’est l’Atlantide, des dizaines de petites Atlantides englouties et dont seule ma mémoire semble avoir conservé des traces, au moins toponymiques...

E comme Elevage (extrait)

Hors saison, autant on ne saurait trouver de baleine sous le sabot d’un cheval, ni, j’imagine, en de plus grandes profondeurs, au bout de la queue préhensile d’un hippocampe (même dans le cadre d’une relation basée sur le mutualisme ou le commensalisme sous-marin, ça ferait un bien curieux attelage…), autant il est difficile de ne pas mettre les pieds dans les empreintes de sabot d’une vache ou d’un veau élevé sous sa mère, c’est-à-dire bien élevé, pas farouche pour deux sous à l’égard de l’étranger qui vient piétiner ses plates-bandes. Aux Açores, les vaches sont heureuses et, au-delà du slogan « Vacas felizes » adopté ici par l’industriel agroalimentaire auquel on doit déjà La Vache qui rit dans presque toutes les langues du monde, ce bonheur saute littéralement aux yeux, dans toutes les nuances de vert tendre des bocages et des prairies cernés de bleu. Les saines ruminations de cette herbe grasse et généreuse leur procurent cette sorte de béatitude proche de la sagesse bouddhiste ou de la sainteté hindoue, et, avec plus de soixante millions de litres tirés à leurs mamelles, on s’approche chaque année un peu plus de l’océan de lait à baratter du mythe cosmologique de Vishnou, l’Atlantique ne mesurant jamais que 350 millions de kilomètres cubes… Il y a là de quoi faire tout un fromage, même si, pour des raisons d’import-export, les Açoriens se limitent à n’en produire que douze tonnes et demie par an.

B comme Baleine (extrait)

Des baleines, Mélanie n’en avait rencontré jusqu’ici que dans l’armature des parapluies et des soutiens-gorges, substituts métalliques ou synthétiques des fanons naturels qui, dans un passé pas si lointain, garnissaient peut-être, disons en leur qualité de sous-produit du spermaceti, les corsets de ses grands-mères et bisaïeules. Avec Jef, elle était allée jusqu’en Islande pour voir ces monstres marins quasi préhistoriques s’ébrouer et faire des pirouettes au-dessus de l’océan dans des gerbes d’éclaboussures. Mais, de ce point de vue, mon couple d’amis était rentré bredouille de son expédition nordique et espérait avoir plus de chance aux Açores, même si l’observation des cétacés n’avait motivé ce voyage « anticyclonique » qu’à la marge.  

 J’entretenais alors à l’égard de la baleine une passion moins dévorante que Mélanie, mais je dois reconnaître que l’intérêt diffus que je lui prêtais ne demandait qu’à être attisé. Mon plus vieux souvenir se rapportant à cet animal légendaire remontait au début des années quatre-vingt et à l’exposition d’un spécimen embaumé, que ses propriétaires ou promoteurs, à l’instar des montreurs d’ours du Moyen Âge, convoyaient de ville en ville à des fins spectaculaires, passablement éducatives et, j’imagine aussi, au regard de la logistique nécessaire au transport et à l’installation publique, suffisamment lucratives pour que le jeu en vaille la chandelle. Je devais avoir moins de dix ans, et quelle qu’ait pu être sa taille, le « monstre » était trop grand et sa remorque d’exposition trop exigüe pour que je puisse l’embrasser d’un seul regard, si bien que l’image tronquée qui m’est restée de cette visite à la baleine se résume à la masse noire et luisante de son ventre ou de son seul flanc visible, et au panneau « Défense de toucher » planté juste devant...

D comme Dépression (extrait)

Ce n’est pas que je confonde les dépressions tropicales et les troubles unipolaires, mais, parce qu’une sorte de tropisme me fait tenir l’anticyclone des Açores comme seul et unique en son genre, alors qu’en comparaison, les épisodes dépressionnaires sont innombrables et anonymes jusqu’à une certaine vitesse de vent, j’aurais tendance à lire les bulletins météo avec les mêmes lunettes qu’un diagnostic psychiatrique exprimé en hectopascals et nœuds intracrâniens. Je me suis d’ailleurs longtemps demandé pourquoi l’on attribuait, comme en désespoir de cause, des prénoms féminins aux dépressions lorsqu’elles se transformaient en ouragans sur l’échelle de Beaufort. Maintenant, j’ai ma petite idée sur la question…

J’ai toute ma tête, je dirais, mais je n’y commande pas toujours aux remue-méninges, ni au mouvement de yoyo barométrique des humeurs. Aussi, sans oser le confesser en ces termes à mes compagnons de voyage, et sous le couvert de notre quête commune du printemps parfait, j’aspirais, par une exposition anticyclonique prolongée, à mettre bon ordre dans mes petites affaires internes, à retrouver les bons réglages de ma zone tempérée.

J’avais lu le guide, fût-ce en diagonale, et n’étais pas sans savoir que l’archipel reposait (et y repose encore aux dernières nouvelles) sur des lignes et des lèvres de failles déformées au fil des siècles et des millénaires par les contraintes tectoniques, et qu’une intense activité sismique et volcanique continuait à se dérouler sous la surface paisible, verdoyante et tendrement vallonnée de ses îles paradisiaques. En tirant le fil dans la direction souhaitée, on pouvait justement considérer que les Açores tenaient leur beauté, ainsi qu’une partie au moins de leur douceur climatique, des fractures et cicatrices géologiques qui les traversaient.

F comme Fajãs (extrait)

G comme Gens d'ici (extrait)

Ceci dit sans prétention scientifique ni assaut d’angélisme, les gens d’ici paraissent poussés à l’insouciance et, s’il y a forcément des nuances et des particularismes, selon qu’ils sont des fajãs ou des villes, côtiers ou moyen-montagnards, ressortissants du groupe îlien central, oriental ou occidental, il y a lieu de penser que la fréquentation assidue de l’anticyclone des Açores n’est pas étrangère à cette inclination. En même temps, il se pourrait que cette insouciance résulte, au-delà ou en deçà de la douceur climatique, d’une autre source, laquelle aurait davantage à voir avec la résignation ou la résilience. Je m’explique : parce qu’elles se rappellent à eux par intermittences passablement irrégulières et avec plus ou moins d’exubérance, les Açoriens ne sont pas sans ignorer qu’ils sont les jouets de forces naturelles qui les dépassent, fussent-elles à l’œuvre sous leurs pieds, sinon au plus profond de l’océan, là où les plaques tectoniques nord-américaine, eurasienne et africaine viennent se frictionner. A la merci du gros caprice d’un volcan – et, par ici, il en est sorti à la chaîne – ou d’une secousse sismique d’une magnitude tout sauf magnanime, pour ainsi dire sans échelle, le risque qu’ils rejoignent un jour par le fond leurs mythiques cousins de l’Atlantide n’a pu qu’imprégner leur inconscient d’une couche de fatalisme. Et développer en réaction cette forme d’insouciance sus-citée, propre à cette population à la fois pélagique et terraquée.

J comme Jonas (extrait)

A l’aube du treizième jour, des pèlerines en procession et rang serré passèrent en psalmodiant sous les fenêtres de l’hôtel Talisman, à Ponta Delgada. On s’était couché tard et, malgré sa douceur, l’air grave et lancinant dont s’accompagnaient en marchant les petites chanteuses à la croix ne nous prévint ni d’un réveil trop précoce ni de la gueule de bois. C’était un peu comme s’il fallait nous repentir avec elles, et cette étrange impression se répéta plus tard dans la matinée, lorsque nous croisâmes, dans le Nordeste de l’île de Sao Miguel, un autre groupe de pénitents, masculins cette fois.

Se repentir !? Mais de quoi ?! Nous n’étions coupables, à nos yeux, que d’avoir éclusé la veille au soir quelques bières au Cantinho dos Anjos, l’une des bonnes adresses de la capitale. Ah oui, et aussi d’avoir écouté, tout sauf religieusement, pour tout dire à nos tympans défendant, le DJ David Guetta qui y passait en boucle sur une chaîne musicale… Ça ne nous valait tout de même pas de recevoir les foudres divines, ni à la ville de Ponta Delgada d’être, collatéralement, détruite par un séisme de magnitude incommensurable sur l’échelle de Richter !  

Le soir venu, nous étions de retour au Cantinho, le « coin » en portugais… Le fondateur et patron historique de l’établissement s’appelait José Anjos, anagramme ou verlan du prophète Jonas. Guetta repassait en boucle, et c’était comme une façon de nous punir nous-mêmes. D’entrer de notre plein gré dans le ventre de la baleine.

Excroissances fertiles et abritées autant qu’il se peut des éléments dans leurs déchaînements moyens ou ordinaires, les fajãs procèdent de déchaînements autrement plus aigus et du temps géologique qui, à l’aplomb des falaises érodées, a transformé les éboulis et les coulées de lave en prés salés de basalte ; toutes sortes de plantes s’y épanouissent grassement, tandis que les vaches y paissent et y ruminent en paix avec elles-mêmes et le monde. Plus d’une cinquantaine de ces petits paradis herbeux et maraîchers festonnent les côtes de São Jorge de leurs dentelles noires et vert tendre, trouées par-ci par-là de lacs de « désaltitude », de lentilles d’eau...  

Iles dans l’île comme on dirait d’Etats dans l’Etat, elles ont chacune leur église, leurs maisons blanches, leur bistrot… Les premiers habitants de ces bas-plateaux basaltiques comme posés sur la mer y recherchaient sans doute la stabilité sous toutes les formes nécessaires à une vie de labeur et de contemplation. Mais, serait-ce que l’aventure est venue à leur manquer, qu’à force de regarder l’Atlantique et l’horizon de ce point de vue de plain-pied, ils se sont dit qu’ils pouvaient peut-être marcher sur l’eau, et comme ça jusqu’en Amérique, beaucoup sont partis voir si l’herbe et les billets étaient plus verts ailleurs.

H comme Hôtel... 

Sur les hauteurs de Sete Cidades, des rôdeurs ont fait main basse sur tout ce qui pouvait encore se monnayer de l’hôtel Monte Palace. On parlera dès lors d’un établissement au luxe dépouillé, aux fuites royale et présidentielle, aux cinq étoiles envolées par les larges trouées de ciel qui constellent les plafonds, dont les moulures – pour ceux qui s’en rappellent – étaient finement ciselées dans le plâtre... Et puis encore : de marquise aux engelures, de réceptionnistes aux abonnés absents, de l’atterrement des garçons d’étage, du dépit des chasseurs bredouilles et d’ascenseurs échappés de leur cage… Du palace, il ne reste, pour tout dire, que le squelette imposant, lequel ferait un peu tache dans le paysage s’il n’était devenu, comble de l’ironie ou des paradoxes, un monument qu’on visite davantage aujourd’hui que de son vivant ; de discrets veilleurs de jour s’assurent que les visiteurs ne passent pas à travers les planches, abandonnant, la nuit, la carcasse du monstre qu’on ne saurait, de toute façon, dépecer plus chirurgicalement, sinon à s’attaquer aux fondations.

En dépit des apparences, ce n’est pas un tremblement de terre qui a mis le Monte Palace sur la paille, bien qu’il s’agisse aussi d’un phénomène naturel dont les Açores sont coutumières ; en masquant plus souvent qu’à son tour le panorama sur Sete Cidades et les lacs bleu et vert enchâssés dans le cratère du même volcan (lire L comme Lacs & Laves), le brouillard a douché les derniers espoirs des propriétaires de rentrer un jour dans leurs fonds, d’éponger un déficit devenu plus profond que cette caldeira sur laquelle ils se proposaient d’offrir à leurs clients une vue quasiment impayable... L’ouverture d’un casino leur eût peut-être évité la faillite, et à leur bâtiment démesuré ce naufrage, mais ils n’ont pas obtenu les autorisations nécessaires.

A ce qu’on raconte, un nouveau projet de casino est dans l’air ; l’hôtel Monte Palace au tapis pourrait se refaire grâce aux bandits manchots.

I comme Ilhéus (extrait)

Les chèvres ont de l’estomac, elles en auraient même quatre si l’on en croit ceux qui, à des fins scientifiques ou divinatoires, les ont observées sous toutes leurs coutures, dans leur revers itou, et jusque dans leurs tréfonds. De l’estomac, il leur en a fallu beaucoup, du bien accroché, pour aller paître sur les deux îlots qui affleurent à quelque distance au large de la baie d’Angra do Heroismo, et pas seulement pour ses qualités d’organe facilitant la rumination. A supposer que ces chèvres s’y rendaient à la nage, à l’instar des vaches transhumant jusqu’à l’îlot de Topo, à l’est de São Jorge (lire E comme Elevage), la traversée n’eût alors été que le cadet de leurs soucis, la « formalité » du Styx, au regard de la destination elle-même, affectée de diverses malédictions.

Il faut dire que, s’ils n’en demeurent pas moins singuliers, les ilhéus das Cabras n’ont pas toujours été deux ; au mitan du XVIe siècle, un séisme a partagé par le milieu le cône volcanique qui, en des temps cénozoïques, avait poussé à cet endroit de l’océan, comme un point avancé, une tête de pont au sud de Terceira. Depuis, il se dégage de ces faux jumeaux magmatiques une force parabolique qui sent doublement le soufre ; leur nom cristallise toutes les sombres allégories : la division, la séparation, la solitude, l’exil…

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